Frédéric Mathevet
08.09.17 - 07.10.17

Sortie de résidence d’été
Vernissage le 08.09.17 à partir de 18h30 + performance sonore à 19h

Entretien de Léa Cotart Blanco & Frédéric Mathevet . pdf

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Dans le cadre de sa première résidence estivale, les Limbes invite Frédéric Mathevet à arpenter Saint-Étienne, territoire qui lui est familier. Artiste sonore tout autant qu’artiste plasticien, il joue des porosités entre sons et formes. Son travail ne cesse d’intégrer captations visuelles et enregistrements sonores à son univers personnel en expansion. Il cueille avec une apparente légèreté des éléments discrets de notre quotidien, sous le flâneur se révèle le chercheur. Ses manipulations produisent une œuvre arachnéenne en constante évolution. Les fragments anodins se répondent et tissent une narration sensible.

Léa Cotart-Blanco _ La notion d’arpentage revient de façon continue dans ton travail. Quel a été ton mode opératoire au cours de cette résidence ?

Frédéric Mathevet_ Je me suis comporté de la même façon que lors de mes déplacements dans des espaces inconnus ou à Paris, lors de projets avec des partenaires : je pars avec mon sac à dos qui referme un ensemble d’outils, mon atelier de poche. Je tiens beaucoup à cette notion d’atelier contenu dans mon sac à dos. Ils sont mes instruments de composition musicale plastique. Ce matériel évolue, je le modifie en fonction des territoires, sa justesse avec ces espaces varie également.

J’utilise notamment des cartes en plastique, du format d’une carte de visite, elles fonctionnent comme des tablatures. Leur transparence et leur capacité à émettre des reflets sont un avantage. De même, une fois installées dans un espace, elles captent la poussière, les éléments qui sont au-dessus et au-dessous d’elles. Leur installation dans l’espace concrétise des informations à interpréter1. J’ai également un tampon encreur qui représente une tablature et fonctionne de façon similaire.
Ces objets m’intéressent comme outils de réception. Ils sont issus de mon intérêt pour la notion de flatbed de Steinberg2, cette dernière est très liée à l’horizontalité dont parle Rosalind Krauss dans le catalogue l’informe : mode d’emploi3. L’œuvre devient un espace de réception plus qu’un espace de représentation.

LCB_ Ces diverses partitions fonctionnent-elles en termes de « série » ou « d’ensemble » ?

FM_ C’est assez compliqué. Certaines fonctionnent en série, d’autres en aucun cas. En l’état, ces photographies ne sont pas encore achevées : elles sont des images qui seront amenées à être lues de nouveau, d’un point de vue sonore cette fois-ci.

Il n’y a pas besoin de savoir lire la musique pour les comprendre et leur intérêt porte sur ce point. Les touches de piano représentées sur les cartes sont lisibles, il suffit alors de repérer une tache ou une ombre sur la photographie pour appuyer sur la touche de l’instrument correspondant. Je joue beaucoup lorsque je les interprète. Mon propos n’est pas de penser en termes de virtuosité d’interprétation ou d’improvisation libre : je regarde l’image en conservant ce rapport de décodage d’informations.

LCB_ N’est-ce pas au moment de réaliser la photographie que tu sélectionnes les informations qu’elle comportera ?

FM_ Cela varie, certaines fois je capte le son pendant la prise de vue, je le mets en relation avec l’espace. C’est le cas dans la dernière pièce que j’ai réalisée, « Sonoba sonoba # 2 L’ appartement de mon père, L’ appartement de ma mère« , où j’ai pris le son des pièces pendant que j’arpentais ces logements avec mes objets. L’interprétation est une balade à l’intérieur du plan.

LCB_ Les images prises à Saint-Étienne n’ont-elles pas pour objectif d’être situées dans une cartographie ?

FM_ Pas cette fois-ci, non. Elles le pourraient formellement, mais elles n’ont pas été pensées dans un contexte de relation directe avec une carte. J’avais déjà réalisé ce travail précédemment, notamment pour L’appartement de mon père, L’ appartement de ma mère ainsi que dans le quartier des Fougères en banlieue parisienne. Je pense que le rapport intime que j’entretiens avec Saint-Étienne m’a plus happé que je ne le soupçonnais.

LCB_ Tu dis t’intéresser notamment aux marges dans tes recherches. Quelles seraient les intervalles stéphanoises ? Saint-Étienne ne pourrait-elle pas être considérée comme une marge ?

FM_ Les villes se décomposent selon les même éléments, leurs centres représentent un espace particulièrement délimité et partitionné. En termes de partitions, la marge est ce qui est en attente d’être interprété. C’est l’intervalle où persiste une certaine panique sémiotique, la partition reste alors à écrire.

Mais c’est nous aussi qui décidons des éléments considérés comme étant à la marge. Je pense que les cards piano piece –une fois glissées dans le paysage-, forcent un nouveau point de vue, elles réceptionnent des éléments auxquels nous ne pensions pas et font apparaître des marges qui se trouvent pourtant sur un sentier délimité.

LCB_ La marge ne serait donc pas politique mais intime ?

FM _ Tout dépend de ce que nous entendons par « politique ». J’ai le sentiment que le choix du lieu où je place la partition se situe dans le champ du politique. Les espaces urbains restent très organisés et ce geste provoque un déplacement. L’exposition de ces actions permet à l’autre de modifier son regard, son opinion. Toutefois, je ne suis pas certain de l’aspect systématique de ce changement.

Quoiqu’il en soit, ce geste peut mettre en panique sémiotique le spectateur, ou même les personnes qui me découvrent en train de jouer, lors de la prise de vue extérieure. Cela provoque de leur part une interprétation qui n’est pas convenue et j’espère les inviter à remettre sur le chantier leur propre perception : à reconsidérer les partitions qui colonisent nos comportements et notre imaginaire.

LCB_ Au sein des manuels d’arts plastiques que tu as écrit 4, tu places l’observation comme un point central de toute création artistique. Les exemples proposés contiennent un caractère très politique, autour de notre société de consommation, de la place de la femme. Comment se conjugue ton travail avec ce regard critique que tu suggères à toute personne qui souhaiterait avoir une activité plastique ?

FM_ Ces guides ont été écrits il y a longtemps, ils constituent un tiers de ma thèse. Leurs contenus sont cependant toujours d’actualité. L’observation est la base de mon travail. Cette action entraîne une réponse : une interprétation à réaliser, en essayant humblement de ne pas « passer à côté ». Dans l’observation et dans le moment où je vais poser mes outils de composition plastique, je travaille à produire une autre interprétation, à ne pas jouer la partition écrite ou pré-écrite. Cette surface sensible doit aussi permettre aux autres de savoir qu’il est possible de faire autrement.

LCB_ Au cours de ta résidence, as-tu travaillé selon les orientations que tu t’étais donné en amont ?

FM_ Mon actuel état de résidence est assez proche de mes intentions initiales, je n’avais cependant pas envisagé les poèmes tambours ici. Je les ai produits à la suite de ma découverte du cyanotype. Je discerne un lien évident entre cette méthode relativement basique et le glissement de mes outils de composition dans des espaces extérieurs. Les jeux de préparation d’un support, de disposition d’objets, puis de réception du résultat, se correspondent.

LCB_ Sur chaque peau de tambours sont représentés des ensembles d’objets imprimés de ce bleu typique du cyanotype. Ces compositions sont-elles réalisées selon un protocole particulier ?

FM_ Leur classement est absolument aléatoire. Les objets sont placés selon leur ordre d’arrivée. Je les dispose dans la vitrine des Limbes ; les passants regardent, s’interrogent. Les objets se déplacent, j’ai tenté de les redisposer dans leur posture initiale. Il y a quelque chose qui renvoie à l’archéologie et à la mémoire, à sa manière plastique de se construire : labile, mutable et fragile.
Le point de départ de ce travail est mon affection pour les tambours hauts et larges que nous retrouvons dans les traditions chamaniques. Sur ces peaux figurent des représentations du cosmos. N’ayant pas d’image juste de ce dernier, je ne savais pas quelles inscriptions réaliser sur les peaux. Je me refusais à réaliser un dessin du Big Bang. Les actuelles impressions répondent à cette question. Elles me paraissent fragmentaires. Ce sont des rebuts, des rébus, des objets du présent qui fonctionnent à rebrousse poils.

LCB_ Ces peaux de tambours deviendront sonores, quels sons diffuseront-elles ?

FM_ Elles vibrent, j’envoie des sons à l’intérieur qui les mettent en vibration. Certains sons seront composés, d’autres ne seront que des fréquences choisies pour le grain particulier qu’elles donneront à la peau vibrante. Lors de la performance, qui sera réalisée le 8 septembre, j’ai pour idée de placer des micros autour des peaux et de les mixer. Après cela, ces peaux deviendront autre chose. Je souhaite les monter pour réaliser de réels tambours.

Pour l’instant elles se nomment poème tambour 1, poème tambour 2, etc. J’apprécie toutefois d’être dans un processus en cours comme c’est le cas pour l’ensemble de ma pratique, rien n’est inscrit dans le marbre.

LCB_ Pourrais-tu expliciter le choix du titre de l’exposition, Vermillon sands [Mind’s exotic suburb] 5 ?

FM_ Ce titre agit comme une ouverture, il n’est pas une illustration précise. Mon intérêt portait sur la notion de « banlieue de l’esprit » à laquelle se réfère J. G.  Ballard. Elle renvoie à une révélation avec tous ces déplacements, ces jeux dans les marges. Au sein de cet ouvrage nous tentons de jouer la partition d’une façon différente en faisant apparaître des choses inédites. Ce recueil de nouvelles comporte des installations sonores improbables, des choses qui nourrissent l’imaginaire des artistes sonores : sculptures qui poussent, qui changent de notes en fonction du temps ou selon leur propre tempérament. Je lisais ce livre lorsque j’ai répondu à l’appel à projet des Limbes et je trouvais une résonance dans mon travail et dans ma façon de me promener dans la banlieue stéphanoise.

LCB_ Cet ouvrage reprend l’idée que Saint-Étienne est difficilement palpable.

FM_ En effet, il y a plein de facettes. J’aime bien l’idée – même dans ma façon de composer – de rhapsodies, de morceaux rapiécés que l’on rapproche les uns des autres. C’est une sorte de montage aussi, il me semble que l’on travaille avec quelque chose comme ça, qui pourrait être lié au cinéma, à la musique électro-acoustique ou même au montage radio.

LCB_ Ton travail emploie des formes et expressions plastiques variées, se prolonge, rebondit de la photographie à la performance, etc. Quand décides-tu qu’une œuvre a atteint sa forme finale et peut être présentée ?

FM_ J’ai l’impression que le contraire se produit : dans un flux de travail apparaît une opportunité de monstration, je dois alors me poser la question de sa formalisation. Pour exemple, l’œuvre présentée dans la petite pièce des Limbes a déjà connu deux précédentes versions. Initialement pensée comme un reportage pour R226 , cette pièce électro-acoustique a été diffusée de façon très classique. Cette forme figée d’écriture sur support me posait un réel problème dans la mesure où le collectif Baras est toujours dans une actualité brûlante, à la fois d’ordre géopolitique et très locale. Il me semble impossible de pouvoir mettre un point final à un problème politique qui doit continuer à nous occuper. Nous avons eu l’occasion par la suite de la faire interpréter par une danseuse de butô au sein d’une installation sonore composée de sacs plastiques, de moulages en ciment repeints … La forme ressemblait à cette version stéphanoise. Je tenais à faire venir cette pièce jusqu’ici. Elle porte sur la migration.

Sur les sacs plastiques qui composent cette pièce sont représentés des migrants que j’avais photographiés avant de les redessiner. La photographie ciblait trop une personne en particulier. Mon intérêt portait plus spécifiquement sur ces sacs en plastique qui contiennent toute leur vie.

LCB_ Ton trait est particulièrement narratif…

FM_ Je viens de la bande dessinée. Pendant longtemps j’ai frustré ce trait, notamment dans l’enseignement reçu à Saint-Étienne où cette esthétique était, j’imagine, trop stéréotypée. J’ai brimé cette façon de dessiner et je le regrette. Depuis j’ai réfléchi au lien très fort entre la bande-dessinée et ma façon de composer. Pour reprendre cette notion de surface d’inscription, Henri van Lier a écrit un texte où la BD est considérée comme l’invention du XX° siècle, bien que nous n’ayons pas encore tout perçu de cette forme d’expression. La bande dessinée n’aurait pas pu exister plus tôt selon lui et il explique que l’espace vide entre les cases permet, non pas un changement de point de vue à point de vue comme au cinéma, mais plutôt des sauts où le dessin, le texte et le son sont en perpétuelle mutation. Pour lui c’est très lié à la topologie différentielle et à la théorie des catastrophes de René Thom. La façon de penser une exposition peut être similaire et ma façon de fonctionner s’en approche beaucoup. L’image du gaufrier vide, du multi-cadre aéronef sur le blanc nul, qui se déplace dans le réel me plaît : c’est l’outil conceptuel qui me permet de réceptionner parfois des images, parfois des sons. Puis ces choses vont nécessiter d’être mises en espace sonore, visuel ou les deux, et d’être prises dans un flux mutationnel.

LCB_ Tes vernissages sont l’initiation d’un nouveau temps qui lie performances et formes évolutives au contraire du rôle classique du vernissage qui fige un choix de monstration.

FM_ Dans le cas de Vermillon sands, je voulais déplacer l’exposition de façon continue, je pensais réaliser une performance d’une journée complète et dont le son capté serait par la suite diffusé et s’effacerait. Mais deux mois de travail supplémentaires seraient nécessaires. Je n’avais pas anticipé un élément [Frédéric Mathevet frappe dans ses mains, un écho se forme] : ce n’est pas une salle de spectacle ! Ces multiples pôles de sons réclament de profondes modifications.

Lors de mon arrivée aux Limbes, j’ai fait des prises de sons de chacune des pièces. Le temps de captation équivaut à la superficie de chaque espace. L’écoute n’est pas évidente. Je pense me servir de ces enregistrements pour la performance qui se produira pendant le vernissage, pour lui donner une deuxième chance. Il est intéressant d’écouter ce vinyle face à la fenêtre, avec un casque ouvert. S’opère une perte de compréhension entre le son capté retranscrit et le son réel immédiat. Le titre du vinyle est l’anagramme exact des Limbes céphalopodes. C’est un objet assez simple et basique dans sa forme et son contenu.

LCB_ Écouter ce CD dans son intégralité doit provoquer une certaine lassitude. Quelle est ta relation à l’ennui, comme l’a par exemple éprouvé John Cage ?

FM_ Le rapport entre musique et arts plastiques est assez étrange. Dès ma maîtrise j’ai travaillé sur cette relation, elle portait déjà sur la partition. J’ai découvert Cage au conservatoire. C’était un moment où je devais choisir entre musique et arts plastiques, mais j’ai fait le choix de ne pas choisir. Les partitions graphiques de Cage et les analyses de partitions électro-acoustiques furent un départ. Trouver un professeur qui veuille me suivre fut très compliqué. Cage n’était pas trop à la mode à l’époque, il était plus présent en arts plastiques qu’en musique. En arrivant à Paris, l’enseignant d’arts plastiques me disait ne pas être à ma place ici et d’aller le voir le spécialiste là-bas, et le spécialiste en musique me disait ne pas être à ma place avec lui et d’aller plutôt en arts plastiques.

J’aime que les performances soient très longues et provoquent l’ennui du public. Barthes exprime bien cette nécessité du temps pour voir réellement les choses. Sinon nous sommes dans une démonstration. Aujourd’hui faire beaucoup de bruit est applaudi dans les arts sonores. Dans mon travail, il faut au contraire prendre le temps de rester, la perception réclame cette durée.

LCB_ En relisant notre conversation, je m’aperçois que le terme « jouer » revient fréquemment, tant dans son acception musicale (« jouer de la musique ») que dans la relation avec un espace (« jouer avec la ville »). Quelle est la place du jeu dans ton travail ?

FM_ Une personne, qui était dans le public lors d’une conférence où j’exposais mon travail, m’a fait une remarque qui ne cesse de me tarauder depuis. Elle avait noté comme toi ce goût du jeu. Elle voyait à la fois une grande simplicité avec de l’humour (autant que faire se peut, j’y tiens) et la volonté (de ma part) de tourner autour de ce qu’elle a appelé un « signifiant vide ». Je ne suis pas certain d’avoir bien compris ce qu’elle cherchait à dire, mais force est de constater qu’il y a effectivement dans ce jeu une forme d’appel du vide. Je crois que c’est très lié à la forme plastique de la mémoire et de son processus… elle garde, elle donne, autant qu’elle détruit. Et j’aime vivre et faire vivre ce moment limite de basculement des signes. Jouer avec de « mauvais signes » me plaît beaucoup plus que faire « bonne figure ».

Propos recueillis en août 2017 par Léa Cotart-Blanco

 

http://mathevetf.wixsite.com/frederic-mathevet

http://lautremusique.net/

 

1. Les photographies issues des placements de 2015 s’intitulent cards piano piece #1.

2. In Other Criteria, Leo Steinberg.1972

3. Éditions du Centre Pompidou. 1999

4. Manuel d’arts plastiques tome I _ Déplacer la ligne d’horizon, Manuel d’arts plastiques tome II- Le cas particulier de la musique. Éditions universitaires européennes. septembre 2010

5. Vermillon sands, titre d’un recueil de nouvelles de J. G. Ballard. 1971

6. R22- Tout monde, webradio des arts et du commun développée par Khiasma, coordonnée par Khiasma, le 116, l’appartement22 et le SAVVY Contemporary

 

En résonance avec Mondes Flottants, 14ème biennale d’art contemporain de Lyon.

Avec le soutien de la DRAC Rhône Alpes, de la ville de Saint-Étienne et de la région Auvergne Rhône Alpes
Les Limbes est membre du réseau Adele (adele-lyon.fr)

Brouillon Général + Omnia Studia Sunt Communia + Jacopo Rasmi
Édition Idoine & Les Limbes
/!\ Lancement de publication le vendredi 21 avril /!\
Zoë Sofia
2022